Tunisie : Au-delà de la constitution

By Nidhal Mekki [1], 20 February 2014
C/Flickr/VitalyMSK
C/Flickr/VitalyMSK

Thiers, homme politique français (1797- 1877)  disait que la constitution est une source de bonheur pour le peuple. On a pu en avoir la preuve suite à l’adoption de la nouvelle constitution tunisienne le 26 janvier 2014. Ce fut un jour historique où on a assisté à un rare moment d’union nationale  et où la majorité et l’opposition ont dépassé leurs divisions pour voter un texte qui, malgré quelques contradictions internes, pose les bases d’un Etat civil, de droit et démocratique. Les signes d’apaisement et même de jovialité pouvaient se constater  non seulement chez les hommes politiques mais également et surtout dans les propos et réactions de nombreux citoyens qui ont accueilli avec soulagement cet évènement tant attendu. Avant le vote final, et même si on était assuré d’atteindre la majorité des deux tiers (145 voix sur les 217 membres composant l’Assemblée nationale constituante), on craignait d’avoir juste la majorité requise ce qui aurait été interprété comme étant le signe d’un faible ralliement au texte. Cependant, l’adoption du texte par 200 voix pour, 12 voix contre et 4 abstentions a montré qu’il y’avait un large consensus autour de cette constitution âprement débattue pendant deux longues années.

Cette  large adhésion dont la constitution fait l’objet aussi bien au sein de la classe politique que dans la société constitue une garantie de son acceptation par tous les acteurs ainsi que son intériorisation par les citoyens. Chose qui contribuera à pacifier les rapports politiques et sociaux et à limiter les effets de la bipolarisation qui traverse le pays.

Mais le « bonheur » et l’ambiance de « bonhomie » crées  par l’adoption de la constitution n’ont pas duré longtemps. Passée l’euphorie des premiers moments, les Tunisiens sont rapidement retournés à la réalité pour découvrir que le chemin est encore long et que les défis sont nombreux et énormes.

Il y’a d’abord, les risques de contradictions internes dans la constitution. Contradictions entre certains articles : tel que l’article 1er qui dispose que la religion de la Tunisie est l’islam et l’article 2 qui dispose que la Tunisie est un Etat civil. Mais aussi contradictions au sein même de certains articles tel que l’article 6 qui affirme d’une part que l’Etat protège la religion et le sacré et d’autre part qu’il garantit la liberté de croyance et de conscience et interdit l’anathématisation. Ces dispositions vont certainement poser problème lors de leur application. Le pire est que même les travaux préparatoires (débats au sein des commissions constituantes et en séance plénière) ne serviront pas à clarifier l’intention du constituant puisqu’il n y’avait pas d’accord sur ces questions. Ces contradictions sont le signe du dualisme voire d’une sorte de « schizophrénie » de la société tunisienne. Mais alors que le compromis nécessite parfois l’ambigüité du texte, les compromis trouvés dans la constitution tunisienne sont aussi fragiles qu’ambigus. L’interprétation de ces dispositions dépendra, à l’avenir, largement des juges constitutionnels qui ne seront pas totalement coupés de la réalité du jeu et des équilibres politiques.

Mais au-delà de ces problèmes qui s’annoncent à l’horizon, d’autres sont plus actuels. En effet, trois défis majeurs attendent la Tunisie avant de parfaire sa transition démocratique :

D’abord, l’organisation des élections qui doteront le pays d’institutions permanentes. Ensuite, la stabilisation du pays et la relance économique que devra assurer le nouveau gouvernement et, last but not least, l’avancement sur le dossier de la justice transitionnelle qui permettra le « dealing with the past ». Trois axes qui méritent quelques brefs développements.

Elections

La transition démocratique ne s’est pas encore entièrement opérée et on ne pourra considérer qu’elle  a eu lieu et qu’elle a réussi qu’après les prochaines élections lorsque le pays aura été doté d’institutionspermanentes. Certains vont même jusqu’à affirmer qu’il faudra attendre une première alternance démocratique et pacifique au pouvoir pour considérer qu’il est impossible d’inverser ou d’interrompre le processus de démocratisation.

Les élections soulèvent d’abord la question de la loi électorale. Le projet de loi électorale qui est en train d’être discuté en commission pourra être l’objet de certains tiraillements et même de graves tensions. Tiraillements autour de certains choix qui peuvent influer voire être déterminants pour l’issue des élections : tel que le choix du mode de scrutin. Si les grands partis penchent pour la proportionnelle à la plus forte moyenne, les petits partis défendent la proportionnelle aux plus forts restes qui leur garantit une représentation au sein de la future assemblée. Evidemment, chaque camp avancera ses arguments : les défenseurs de la plus forte moyenne feront valoir qu’il ne s’agit pas cette fois d’élections d’une assemblée constituante mais d’une chambre de représentants du peuple qui puisse donner lieu à un gouvernement stable et efficace ce qu’une composition fragmentée de la chambre ne permettra pas. Les défenseurs des plus forts restes feront valoir que le pouvoir législatif devra refléter les diverses composantes du spectre politique tunisien et qu’une chambre parlementaire est, justement, faite pour absorber les contradictions en son sein et non pas exclure certaines forces avec tous les risques que cela engendre.

D’autres points pourront se révéler polémiquesdans la loi électorale : entre autres le choix de la méthode d’inscription des électeurs (inscription automatique ou volontaire avec les conséquences que chaque méthode entraine), le vote des Tunisiens à l’étranger pour les élections législatives, le timing des élections législatives et présidentielles (même si on s’oriente vers une organisation concomitante). Mais la plus grande controverse pourrait provenir de la volontéde certaines parties d’inscrire dans la loi électorale une disposition visant à exclure la candidature des anciens dirigeants du Rassemblement démocratique constitutionnel (RCD) parti au pouvoir avant la révolution.

Une pareille disposition, en plus de diviser le pays et de menacer le processus électoral, constitueraitune grave violation de la constitution fraîchement votée puisqu’elle porterait atteinte à un droit de l’homme fondamental à savoir le droit de se porter candidat (article 34 de la constitution). Ce serait également une violation du même droit reconnu par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 25) qui a, selon l’article 20 de la constitution tunisienne une valeur supérieure aux lois internes.

Heureusement que les membres de l’ANC se sont avisés d’insérer dans le chapitre 10 de la constitution intitulé « Dispositions transitoires » l’article 148 §7 qui prévoit la création d’une instance provisoire chargée de contrôler la constitutionnalité des projets de lois dans le délai de trois mois après la promulgation de la constitution. Puisqu’elle contrôlera uniquement les « projets de lois », il faut que le recours contre une éventuelle disposition de lustration soit formé devant elle avant l’adoption de la loi électorale. Sinon, cette dernière sera immunisée contre tout recours jusqu’à la création de la cour constitutionnelle c'est-à-dire, de toutes les manières, après les élections.Par ailleurs, l’Instance supérieure indépendance des élections (ISIE) est cruciale et centrale dans la conduite du processus de transition.

Formée au mois de janvier 2014,l’ISIE  a élu son président (M. Chafik Sarsar)et elle vient dernièrement de lancer un appel pour le recrutement de son directeur exécutif. Mais elle ne pourra vraiment commencer le travail de préparation des prochaines élections qu’une fois la loi électorale adoptée. Si la mission de l’ISIE est semée d’embûches de toutes sortes, son premier et peut être principal défi est de sauvegarder son indépendance par rapport à l’exécutif et aux différentes forces politiques.

Mais d’autres problèmes non moins importants se posent : L’ISIE devra organiser les élections, dans tous les cas, avant la fin de 2014. Elle devra être dotée des moyens humains et financiers qui lui permettront de respecter ce délai. Elle devra également clarifier les rapports entre le conseil de l’Instance et l’organe exécutif, le conseil de l’instance et les éventuelles instances régionales (puisque la loi parle d’une faculté de créer ces instances régionales et non pas d’une obligation) et les instances régionales et les organes exécutifs régionaux.

L’action gouvernementale : assurer la sécurité et relancer l’économie

Après des mois de doute et d’incertitude qui ont failli mener le pays à la dérive, les tractations ont abouti à la désignation de M. Mehdi Jomaâ comme chef d’un gouvernement non partisan et indépendant pour conduire le pays pendant la période qui reste du processus transitionnel. Pour rassurer tout le monde, le chef du gouvernement n’a pas tardé à affirmer que sa première priorité est l’organisation des prochaines élections. Mais en attendant d’autres dossiers brûlants attendent une action urgente et efficace de la part du gouvernement. Il s’agit notamment de l’économie et de la sécurité.

Il va de soi que redresser une économie en berne ne peut pas se faire en quelques jours ni en quelques mois. Mais des signes positifs ont été perçus depuis la désignation du nouveau chef du gouvernement et surtout depuis l’adoption de la constitution. En effet, le marché financier se porte mieux, la monnaie nationale s’est un peu redressée et les donateurs étrangers (Etats et institutions financières mondiales) ont consenti de nouveau à prêter la Tunisie après une longue hésitation suite au climat d’incertitude et d’insécurité qui a régné dans le pays. Mais le gouvernement ne pourra vraiment relancer l’économie qu’en encouragent l’investissement interne et étranger, en protégeant le pouvoir d’achat des Tunisiens, en entamant des négociations sociales avec les syndicats et en créant des emplois pour résorber une partie des centaines de milliers de chômeurs dans le pays.

L’action du gouvernement a, cependant, été plus rapide et efficace sur un autre volet non moins important à savoir le domaine de la sécurité. En moins de trois semaines, de sérieux coups ont été assenés aux réseaux terroristes dans le pays et certains de leurs plus importants chefs ont été éliminés. Il est difficile pour le moment de juger l’action de ce gouvernement en matière de lutte contre le terrorisme,mais une chose est sûre désormais ; c’est que les réalisations de l’actuel gouvernement montrent l’inefficacité voire l’absence de volonté du gouvernement qui l’a précédé dans ce domaine.

La justice transitionnelle

Pour un pays qui venait de faire chuter une dictature, l’organisation d’une justice transitionnelle devait être une priorité pour comprendre le passé, demander des comptes aux tortionnaires et réaliser la réconciliation nationale en assurant la non reproduction des faits de torture, de corruption et d’atteintes aux droits de l’homme. Cependant, l’adoption de la loi relative à la justice transitionnelle ne s’est faite que deux ans après l’élection de l’ANC (24 décembre 2013) soit seulement un mois avant l’adoption de la constitution elle-même (26 janvier 2014). Autant dire que le gouvernement de la troïka ne semblait pas très pressé d’avancer sur cevolet fondamental de la transition démocratique.

L’article 148 §1 de la constitution limite le champ de propositions de lois que les membres de l’ANC peuvent soumettre, à l’exception de quelques rares domaines au nombre desquels la justice transitionnelle. Ce choix est bon en soi parce qu’il permet de ne pas stagner sur ce volet durant ce qui reste de la période transitoire. Il est à craindre, cependant, que certaines propositions en ce sens venant des députés ne soient dictées par des enjeux électoraux ce qui déviera la justice transitionnelle de sa véritable finalité.

Ceci dit, d’autres difficultés se trouvent sur le chemin de la justice transitionnelle. D’abord, le mandat de la commission « Vérité et dignité » créée par la loi du 24 décembre 2013 est seulement de 4 ans avec la possibilité d’une seule prorogation d’une année. Vu les nombreuses tâches qu’elle devra accomplir en une si courte période et le vaste chantier qu’est celui des atteintes aux droits de l’homme, de la corruption et la réforme des institutions de l’Etat, on se demande,  sérieusement, si elle réussira sa mission et ce, en dépit des larges prérogatives dont elle est dotée. On serait tenté de croire qu’on a voulu faire échouer cette commission, paradoxalement, en la submergeant de tâches et de fonctions.

Par ailleurs, les membres de la commission seront élus par l’assemblée législative ce qui emporte un réel risque de politisation de son travail et pourrait la discréditer aux yeux de l’opinion publique. Ce serait dans ce cas une justice sélective et revancharde

Alors que le soleil de l'euphorie générale de l'adoption de la nouvelle constitution se couche, la Tunisie fait face à un plus grand défi: donner un sens à cette constitution. Les leaders politiques répondront-ils à cette attente? Pour le moment, la réponse à cette question est sujette à toutes sortes de spéculations.

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